[Billet individuel, Groupe 10, Ines Talaouanou : Les différences de culture féministes et leur impact sur les revendications de ces associations]
Le rapport à la modernité et le rapport à la race : à la recherche d’une formule permettant de combiner deux hypothèses.
Pour rappel, notre enquête porte sur les différences de cultures féministes et leur impact sur les revendications des mouvements concernés.
Notre hypothèse centrale postule que les clivages entre mouvements féministes varient en fonction du degré de modernité du mouvement féministe en question. Autrement dit, les féministes dites « mainstream » (ou encore « occidentales », « blanches » et en tout cas « non-inclusives ») reprocheraient aux « féministes musulmanes » d’être trop traditionnelles (concept que nous avons opérationnalisé par le rapport à la religion et à son héritage, ici la tradition islamique). Plus ce rapport à la tradition est perçu comme fort, plus les féministes mainstream verraient les féminismes alternatifs comme moins légitimes à se présenter comme des mouvements ayant également pour objectif de libérer la femme et de se battre pour ses droits.
L’avancée de nos travaux m’a fait prendre conscience que cette hypothèse, si elle n’est pas dénuée de fondement du tout, souffre toutefois de certains défauts : elle est à sens unique, c’est-à-dire qu’elle ne prend en réalité compte que du seul point de vue des féministes mainstream. Car en effet, si on cherche à appliquer notre hypothèse au cas des féministes musulmanes et de leur attitude à l’égard du féminisme mainstream, il en résulterait que les féministes musulmanes reprocheraient quant à elles aux féministes mainstream de ne pas être assez « traditionnelles » …
Or, il n’en est rien. En fait, le rapport favorable à la religion qui est bien réel chez les féministes musulmanes ne signifie pas forcèment qu’elles sont fermées à la modernité, bien au contraire. Je pensais au début de mon travail que les féministes musulmanes étaient, comme toutes les autres féministes, en lutte pour la libération de la femme et la protection de ses droits fondamentaux, mais qu’elles en avaient une interprétation plus « traditionnaliste » quoique similaire sur l’essentiel à celle des autres féministes. Il m’est apparu finalement que les féministes musulmanes étaient plus modernistes que je ne le pensais.
Nous avons vu finalement que les féministes musulmanes voyaient leur clivage avec le féminisme mainstream sous l’angle racial : elles reprochent en fait au féminisme mainstream d’être ethocentriste et de ne pas être ouvert au fait que l’émancipation de la femme peut passer par d’autres modes d’expression et revendiquer d’autres priorités que le féminisme mainstream. Comme expliqué dans notre précédent billet collectif, nous avions alors envisagé d’enrichir notre travail par le test d’une deuxième hypothèse parlant de ce clivage racial, surtout que cette deuxième hypothèse pouvait s’allier à merveille avec une illustration du sujet étudié par certains faits d’actualité récents.
En fin de compte, la difficulté résidait alors dans la nécessité de trouver le moyen d’élaborer une hypothèse montrant que le clivage se base pour le féminisme mainstream, sur le rapport à la modernité, et chez les féministes musulmanes, sur le clivage racial. Il existait justement un concept pour illustrer cette imbrication de plusieurs « oppressions » : l’intersectionnalité, qui illustre comment plusieurs clivages et facteurs d’oppression (sexisme, racisme, « classisme » …) peuvent s’imbriquer lorsqu’une personne est discriminée. La découverte de ce concept nous pemettra de combiner en une hypothèse la vision double des deux féminismes étudiés et de ne plus partir d’une vision à sens unique. Dans notre travail, nous expliquerons comment nos recherches nous ont amené à compléter notre hypothèse centrale et comment ce clivage tradition/modernité est certes , nous l’espérons et en sommes assez convaincus à ce stade, réel et pertinent pour répondre à note question de recherche, mais qu’il convient absolument de le mettre en rapport avec le clivage racial. Intuition et déduction confimées par l’existence du concept d’intersectionnalité.
Outre le fait de compléter notre hypothèse de travail, ces réflexions m’ont fait entrevoir comment un travail de recherche pouvait s’apparenter à une palpitante investigation qui, de de discussion en discussion, de lectures en lectures, nous amène à découvrir de nouveaux concepts et à trouver de nouvelles clès. De quoi redécouvrir le sens du mot « recherche », qui avant m’évoquait surtout la dimension de « travail » et qui désormais me fait penser à des termes comme « exploration », « éclaircissements » et « nouveaux horizons ».