[GROUPE 5] Billet collectif n°1 – Carrières professionnelles des exilés politiques latino-américains à Bruxelles

[GROUPE 5] Billet collectif n°1 – Carrières professionnelles des exilés politiques latino-américains à Bruxelles

La migration est probablement un phénomène aussi ancien que l’humanité mais il n’est cependant pas toujours facile d’expliquer et de départager les motivations précises des déplacements de ces personnes. Quant au phénomène de l’exil politique, il va de soi qu’il est un sujet nettement moins courant aujourd’hui qu’il ne le fut dans les années 70.

Nous analyserons les parcours migratoires des entrepreneurs migrants venant d’Amérique Latine (plus précisément du Chili) tout en s’appuyant sur le concept de “carrière migratoire” par lequel la dynamique des trajectoires de ces migrants latinos américains sera développée. En ce qui concerne le sens du terme de “carrière”, nous avons décidé de nous baser sur la définition proposée par Howard Becker dans Outsiders qui « dépasse la conception classique définissant la carrière professionnelle comme une succession d’emplois occupés par un individu » (Martiniello, 2011). Il caractérise celle-ci à travers son étude sur la déviance (Outsiders, 1963) comme un « concept utile pour construire des modèles séquentiels de divers types »[1]. Par celle-ci, il éclaircit l’idée que chaque phase et le passage d’une carrière à une autre expliquerait le “comportement final” de l’individu. Il ajoute également que ces changements de carrière signifient un changement d’identité sociale. Effectivement, étudier la carrière professionnelle d’exilés politiques chiliens à Bruxelles signifie forcément un changement d’identité social. Conscients d’avoir des croyances propres au sens commun concernant les trajectoires professionnelles des anciens exilés politiques latino-américains à Bruxelles, nous souhaiterions tenter ici de les mettre de côté. De ce fait, plutôt de supposer un “déterminisme sociale” faisant référence à l’idée selon laquelle « la position sociale d’un individu à l’âge adulte serait en partie déterminée à sa naissance par l’origine socio-économique de ses parents » (Babeau, Moukala Same, 2019), il serait plus astucieux de s’éloigner de cette théorie d’étiquetage (Becker) entraînant la stigmatisation sociale afin d’adopter de ce qu’appelle Becker; « l’hypothèse zéro”. Par celle-ci, il nous explique qu’en déconstruisant nos hypothèses de départ, nous pourrons remettre en question de ce que nous pensons déjà savoir sur la raison précise des latinos américains de s’être lancé dans l’entreprenariat à Bruxelles. 

Suite au renversement du gouvernement Allende par le général et dictateur Augusto Pinochet en 1973, une partie significative de la population chilienne est chassée du pays. À travers nos recherches, nous comprenons à priori que les exilés considéraient ne rester que de façon temporaire en espérant la fin de la dictature et de la répression politique pour pouvoir rentrer, d’où leur activisme important. Cependant, avec le temps, ils feront du provisoire un réel mode de vie. C’est pourquoi, il est important de « distinguer les « véritables » exilés politiques de ceux qui n’auraient été que des exilés économiques » (Parvex, 2014) au sein de notre recherche d’où l’importance de la dimension traumatique de la mémoire, ses modes de transmissions et ses effets sur la génération des enfants. Effectivement, parmi ces exilés chiliens, nombreux furent emprisonnés, séquestrés, torturés et recherchés. Par ces différentes expériences, il serait donc intéressant d’examiner ce que ces derniers à l’âge adulte ont fait de leur héritage et ce qu’ils en disent au moment de l’enquête. Nous explicitons ainsi le contenu de ce que nous appelons des « mandats familiaux » et montrons comment ils assurent sous une forme spécifique les « impératifs de continuité sociale du groupe familial » (Jedlicki , 2016). Dès 1989, les Chiliens ne sont désormais plus dans une situation d’exil. Le régime politique a changé et la démocratie voit finalement le jour. Les chiliens se retrouvent donc dans une situation post-exil et la raison pour laquelle ils avaient quitté leur pays, n’existe plus. Selon les statistiques, seulement 16% des exilés retournent au pays[2], donc une écrasante majorité reste dans le pays d’accueil malgré la volonté initiale des exilés de rester de façon temporaire.  De plus, nous pouvons ajouter à cela la thèse du déclassement professionnel selon laquelle les migrants occupent souvent une position inférieure à celle qui était la leur dans leur pays d’origine (Kessler, 1996 ; Akresh, 2008 ; Hiswick, Lee et Miller, 2005), insistant sur l’impact négatif de la migration sur la trajectoire professionnelle. Ces deux facteurs pourraient nous amener à croire qu’une majorité des exilés chiliens seraient retourner au pays après la fin de la dictature. Or, comme nous l’avons vu, nous avons assisté au phénomène inverse, avec seulement 16% de retour. Cette discordance se situe à la base de l’intérêt de notre travail.


Ainsi, notre enquête consistera spécifiquement à analyser la question des trajectoires professionnelles des anciens exilés politiques latino-américains sans formuler d’hypothèses préétablies et en se concentrant donc sur les expériences de ces individus. Il s’agirait donc de remettre l’individu au centre de notre recherche et de comprendre les phénomènes de trajectoires professionnelles de ces anciens exilés chiliens en s’appuyant sur la façon dont ils racontent leur expérience. Par conséquent, nous avons choisi de sélectionner la méthode des récits de vie afin de collecter nos données, de mener à bien notre recherche et de maintenir l’approche de Becker. Le récit de vie comme méthode est considéré comme « une approche biographique visant à appréhender les phénomènes à l’étude via la narration que l’individu fait de son expérience vécue. Le récit de vie s’inscrit donc dans une démarche inductive » (Vincent-Ponroy, Chevalier, 2018). Par cette méthode de collecte des données, nous pourrons tenir compte de « toutes les facettes de leurs identités sociales et souvent au-delà des spécificités culturelles du groupe auquel ils se réfèrent » (Collet, Beate, et Blandine, 2013). « C’est ainsi que la portée des résultats obtenus à partir de l’étude des récits de vie dépasse le cas de l’individu qui se raconte : c’est par le singulier que le chercheur peut accéder au général » (Collet, Beate, et Blandine, 2013). De plus, cela nous permet d’obtenir des informations toutes aussi utiles que surprenantes que nous n’aurions pas attendues. D’où l’importance de l’hypothèse zéro du sociologue Becker et qui nous amène à nous demander :

Comment comprendre la construction sociologique de la carrière professionnelle des exilés politiques chiliens à Bruxelles ?

Bibliographie :


1) Jedlicki, F. « Les veines ouvertes de l’héritage. Les mandats familiaux de la mémoire de l’exil Chilien. », Cultures & Conflits, Vol 103-104, 2016, pp. 151-167.

2) Martiniello, M. Rea, A. « Des flux migratoires aux carrières migratoires », SociologieS [En ligne], Dossiers, 2011.

3) Babeau, O. Moukala Same, G. « Luttons contre notre cher déterminisme social », Institut Sapien, 2019, pp. 1-72.

4) Parvex, R. « Le Chili et les mouvements migratoires  », Hommes & migrations, 1305 | 2014, pp. 71-76.

5) Vincent-Ponroy, J. Chevalier, F. « Chapitre 9. Les récits de vie ». Les méthodes de recherche du DBA, 2018, pp. 158-175.

6) Becker, Howard S. « Outsiders. Études de sociologie de la déviance ». Éditions Métailié, 1985.

7) Collet, Beate, et Blandine Veith. « Les faits migratoires au prisme de l’approche biographique », Migrations Société, vol. 145, no. 1, 2013, pp. 37-48.

8) Bolzman, C. « De l’exil à la diaspora : l’exemple de la migration chilienne, Autrepart, 2002, n°2, pp. 91-207

9) Kessler, J. « Jüdische Migration aus der ehemaligen Sowjetunion seit 1990 », Beispiel Berlin, 1996, Étude non publiée 

10) Akresh, R. « Occupational Trajectories of Legal US Immigrants: Downgrading and Recovery », Population and Development Review, 34, 3, 2008, p. 435‑ 456 

11) Hiswick, B., Lee Y.L., Miller Pau W. « A longitudinal analysis of immigrant occupational mobility: A test of the immigrant assimilation hypothesis », International Migration Review, 39, Summer, 2005, p. 332‑ 353.


[2] CHILE-AMÉRlCA, « Un million de exiliados el mundo », mayo-junio, 1977, 107-108.


[1] Définition Carrière Déviante, Universalis.fr

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