[Groupe 7] – Billet collectif – Trajectoire de vie et de carrière d’un individu à la suite d’un passage par une institution européenne
Par L. Brebion, G. Mancini, A. Philtjens, F. Pitzus, T. Thiercelin, B. Valentini
Un certain nombre de clichés semble aujourd’hui entourer l’Union Européenne et il est fréquent de la voir dépeinte comme une somme d’institutions complexes, imposantes voire monolithiques. Ses détracteurs se plaisent d’ailleurs à lui donner l’apparence d’une organisation internationale dont les desseins seraient en opposition permanente aux volontés nationales et dont les décisions seraient prises aux dépends mêmes des Etats membres. Ces pratiques reflèteraient dès lors un fonctionnement en circuit fermé, d’une très grande opacité, permettant aux agents travaillant en son sein d’œuvrer à l’abri des regards, laissant ainsi la porte ouverte à la cooptation. Autant de clichés que nous avons tous déjà pu entendre. L’un de ces stéréotypes semble en particulier avoir la peau dure : l’idée selon laquelle les agents de l’Union Européenne poursuivraient avant tout des intérêts individuels carriéristes en son sein, facilités par ce fonctionnement en vase clos, qui aurait pour incidence leur déconnexion totale de la réalité. Pourtant, bien que certaines idées reçues puissent trouver des fondements véritables, il apparaît que cette croyance partagée ne prête même pas attention au fait que les agents de l’UE puissent être tant des fonctionnaires salariés, que des contractuels engagés pour une période définie, et bien souvent issus de secteurs étrangers aux institutions européennes.
Partant de ce constat, nous souhaitons nous intéresser plus en détail aux interpénétrations des institutions européennes par le secteur privé, ce que Pierre FRANCE et Antoine VAUCHEZ qualifient de «grand brouillage » (2017). En effet, ce brouillage semble désormais à l’œuvre dans le fonctionnement quotidien des institutions. Il est le fruit du tournant ordo-libéral adopté dans les années 1980, ayant entre autres accouché du Marché Unique Européen et ainsi fait profondément évoluer les pratiques. Les institutions européennes semblent avoir hérité d’un degré croissant de tolérance à l’égard des connivences de ses agents avec le secteur privé, si bien qu’il apparaît comme délicat d’identifier aujourd’hui de façon précise où se trouve la frontière entre secteur public et secteur privé. Les perspectives de carrière alléchantes d’un point de vue de la rémunération et du prestige social participent activement à renforcer ce phénomène. C’est la raison pour laquelle un certain nombre d’initiatives, qui demeurent malgré tout indigentes, voient le jour afin de tenter d’une part, de réguler cette interpénétration tentaculaire du privé, qu’il s’agisse du cumul d’une activité privée en plus de celle occupée au sein de l’institution, ou bien du phénomène de pantouflage; et d’autre part de reconsidérer et de pérenniser la valorisation de l’intérêt public au sein de la fonction publique et ainsi de combler ce « trou noir au cœur de nos démocraties » (FRANCE VAUCHEZ 2017).
Il convient néanmoins d’observer que bien que les passages du secteur public au secteur privés soient très largement étudiés et qu’on en trouve de nombreuses traces dans la littérature, et en particulier les phénomènes de reconversions professionnelle ou de “parenthèse”. Il semble en revanche que le fait d’avoir une activité dans le secteur privé en parallèle d’un poste au sein de l’Union Européenne et, plus précisément les conséquences quotidiennes pour ces agents qui en découlent, ait encore fait l’objet de peu de travaux de recherche. Comment les agents qui en ont fait le choix l’accordent-il avec leurs valeurs, quel sens moral lui donne-t-il ? Comment gèrent-ils le regard de leurs paires ? On voit bien l’intérêt de partir dans le privé, mais cela est-il valorisé au sein de l’institution publique européenne ? Cela constitue également l’occasion de se demander si cela a un impact sur l’évolution de leur carrière au sein de leur institution, si l’élévation hiérarchique demeure possible, ou bien si cela implique des phénomènes sociaux de mise à l’écart. Une question à laquelle nous n’avons pas la réponse a priori. Dès lors, nous souhaitons nous interroger au sujet de la question suivante : Comment la pratique d’une activité privée en parallèle ou à la suite d’une fonction publique européenne, conséquence d’intérêts individuels, impacte-t-elle les perceptions interpersonnelles ?
En ce qui concerne la méthode envisagée pour la collecte de données, nous avons opté pour une enquête qualitative dans le but de faire preuve d’une certaine exhaustivité de collecte, et ainsi de pouvoir ensuite analyser les valeurs véhiculées dans le discours des personnes interrogées. Pour ce faire, nous prévoyons de réaliser des entretiens semi-directifs. Ces derniers sont en effet des outils d’analyses de prédilection en Sciences Sociales, car ils permettent non seulement de guider et d’encadrer partiellement le discours des enquêtés autour d’un sujet défini de façon précise, mais également car ils nous permettent de nous adapter aux réponses de nos interlocuteurs. Ensuite, ceux-ci offrent l’avantage de récolter des réponses ouvertes et plus développées de la part de nos acteurs, sans avoir à les catégoriser ou les hiérarchiser, autant de possibilités qui ne sont pas offertes par les méthodes des sondages, des entretiens directifs, ou encore des enquêtes statistiques. L’emploi des entretiens nous apparaît dès lors comme tout à fait pertinent avec nos visées d’études. Nous ne nous interdisons cependant pas un usage complémentaire potentiel de ces outils si besoin à l’avenir.
Pour ce qui est des choix méthodologiques, nous souhaitons adopter une approche inductive, permettant une analyse plus ample à partir des observations de terrain et en nous détachant des préjugés établis, ce qui nous semble essentiel au vu de la nature sensible de notre sujet. Dans le cadre de notre recherche, nous souhaiterions procéder à la réalisation d’une vingtaine d’entretiens auprès d’agents des institutions européennes – qu’ils soient fonctionnaires européens ou contractuels, qu’ils œuvrent à la Commission, au Parlement, au Conseil de l’Europe, au Conseil Européen ou au sein d’agences européennes associées – qui exercent simultanément une activité dans le secteur privé, ou qui ont fait le choix d’une reconversion après un passage par le secteur public, pour dans certains cas y revenir. Les entretiens permettront de comprendre la perception de l’individu ainsi que de son entourage professionnel et privé, tout en saisissant les motivations du changement de secteur. L’une des visées serait notamment de montrer l’intérêt personnel des individus, les stratégies potentielles mises à l’œuvre, l’apport ou non de méthodes de travail, de connaissance et de carnets d’adresse dans leur nouvel environnement, ainsi que de répondre aux croyances préétablies entre les secteurs public et privé.